Lettre de l’APLAES aux candidats à l’élection présidentielle

ASSOCIATION DES PROFESSEURS DE LANGUES ANCIENNES DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

LETTRE OUVERTE AUX CANDIDATS à l’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE

Marie-Rose GUELFUCCI
Présidente de l’APLAES,
3 rue Garibaldi, 25 000 – Besançon                                                              marie-rose.guelfucci@univ-fcomte.fr

                                              Le 18 avril 2017,

Madame, Monsieur,

Vous êtes candidate ou candidat à la Présidence de la République et briguez ainsi les plus hautes responsabilités de l’État. Or, à quelques jours du premier tour de l’élection et à quelques semaines de la prise des plus hautes fonctions par celui ou celle qu’aura désigné(e) le suffrage universel, l’absence persistante dans les débats des questions pourtant essentielles que sont l’éducation et l’enseignement supérieur ne laisse pas d’être surprenante. Car il s’agit là de la formation de notre jeunesse et des citoyens de demain, mise à mal depuis des années, de gouvernements en gouvernements, par une succession de réformes décidées et appliquées trop vite, et sans concertation véritable avec les acteurs de terrain. Concernant plus particulièrement l’Université, l’APLAES (l’Association des Professeurs de Langues Anciennes de l’Enseignement Supérieur) tient donc à vous alerter contre des idées erronées et contre des mesures qui, figurant largement dans plusieurs programmes, méconnaissent les réalités du terrain comme les qualités du système français, largement reconnues cependant par nos collègues étrangers.

Comme tous les universitaires, nous sommes enseignants chercheurs, avec une triple mission aux éléments étroitement complémentaires : la formation initiale ; la formation continue ; la recherche – recherche de fond dans nos domaines de spécialité, ou recherche à durée très déterminée dans le cadre de projets régionaux, d’appels à projets européens et internationaux, ou de projets spécifiques conduits au sein de nos équipes de recherche. Malgré les difficultés croissantes, qui portent parfois atteinte à ces missions, l’Université s’efforce de remplir au mieux son rôle, mais non sans des dégâts qu’une réelle volonté politique pourrait éviter :

– Concernant la formation et l’initiation à la recherche en Langues anciennes, à la vitalité bien réelle, nous mettons en garde contre une erreur extrêmement grave ou un moyen d’économie mal pensé, qui visent à justifier des mesures de fermeture progressive ou de maintien très partiel, sous forme d’enseignements optionnels, des départements de Langues anciennes ou Langues et Cultures de l’Antiquité : la dissociation, s’agissant des effectifs, des étudiants de Lettres classiques et des étudiants d’autres filières qui, pour leur cursus, leur (initiation à la) recherche ou leurs métiers futurs, ont absolument besoin d’être formés aux langues grecque et latine et aux textes dont elles donnent la clef – historiens, historiens de l’art, philosophes, étudiants en langues romanes ou sciences du langage, juristes entre autres exemples. Imaginerait-on, pour l’histoire ou la civilisation américaines par exemple, une formation des étudiants sur textes traduits, dissociant celles-ci de la langue ? Il y a là un risque très grave pour les cursus universitaires et la recherche elle-même si l’on assèche ainsi le vivier des chercheurs potentiels. Or ce risque est aggravé en France par la réforme du collège qui, contrairement à ce qui est avancé, ne maintient pas pour le latin un enseignement fléché et des heures précisément réservées, et par l’impossibilité faite à de trop nombreux élèves de poursuivre au lycée. À l’université, une formation spécifique en Lettres classiques, avec ses disciplines fortes que sont la littérature française, le latin et le grec, mais également les sciences de l’Antiquité, peut (avec des unités disciplinaires de latin et de grec généralement ouvertes aux étudiants d’autres filières) et doit être maintenue. Car si motivés et volontaires que soient nos étudiants – de toutes filières –, l’écart ne peut que se creuser avec les étudiants européens — et cela devient perceptible dans les cours et séminaires fréquentés par les étudiants Erasmus. En matière de formation, est-ce en outre le moment, dans les dangers actuels, de renoncer à donner la connaissance de langues et de civilisations qui, à l’origine de notre culture et de nos valeurs et aptes à les faire comprendre, sont aussi un socle commun et un pont si important entre les langues et les civilisations d’aujourd’hui ?
Nous sommes conscients des contraintes économiques, mais il y a là un choix politique nécessaire, et il est de la première importance de préserver au niveau national dans nos universités, et tout particulièrement dans les universités pluridisciplinaires, des Pôles littéraires forts sans lesquels une université ne saurait plus être elle-même – ce pourrait être une question de dotations spécifiques à définir. Au-delà des Langues anciennes, ce choix politique vaut pour toutes les disciplines qui, dans le domaine des Sciences humaines et sociales (SHS), construisent une culture et une pensée tout en donnant un métier : la philosophie, l’histoire ancienne et médiévale, la musicologie, l’italien ou l’allemand, étonnamment menacés de disparition à un moment où Erasmus facilite et encourage la mobilité étudiante. L’Université est certes consciente des contraintes et des obligations qui sont les siennes, et son rôle dans la formation professionnelle est indéniable. Mais s’adressant à de (tout) jeunes adultes, elle n’en doit pas moins rester un lieu de savoir.

– Concernant la recherche elle-même et sa place à l’international, nous vous alertons contre des mesures d’économie dues à des dotations insuffisantes, mesures dont nous faisons en sorte de tenir compte tant qu’elles ne sont pas mécaniquement délétères : celles, par exemple, qui n’établissent aucune priorité, en matière de maintien de postes universitaires, entre un comptage comparatif automatique d’effectifs dans les formations (effectif limité en outre pour les postes en Langues anciennes aux seuls étudiants de Lettres classiques) et une chaire de Professeur, internationalement reconnue et nécessaire parce que rare, mais qui risque ainsi d’être supprimée pour redéploiement ; ou celles qui, adjoignant tel décret restrictif (46.3, par exemple) à la publication d’un poste de Professeur resté unique (souvent à force de redéploiements systématiques dans d’autres disciplines) peuvent, dans la situation actuelle de recrutement insuffisant de maîtres de conférence pourtant brillants, empêcher qu’il ne soit pourvu. Ajoutons qu’en Langues anciennes, la recherche concerne aussi la réception de l’Antiquité, la transmission des manuscrits ou des courants de pensée, et que ces suppressions nuisent donc, de surcroît, à l’efficacité des laboratoires dans leur ensemble.

– Enfin, et sans même parler de la (sur)charge de tâches administratives, non reconnues pour beaucoup, qui touche les universitaires, nous vous alertons sur la souffrance au travail qui a été générée pour tous, personnels et étudiants, y compris en formation continue, par le système incessant des maquettes de formation, faites, défaites et refaites pour s’adapter aux contraintes des COMUE ou à celles des regroupements par grandes régions. Car les contours des COMUE ont pu brusquement changer ou se reconfigurer, et faire ainsi obstacle à des collaborations en formation ou en recherche patiemment créées, tandis que les différents regroupements (COMUE et grandes régions) découragent des étudiants de valeur qui n’ont pas les moyens d’étudier si loin de chez eux, ou viennent imposer aux inscrits en formation continue de travailler à tel endroit en suivant parallèlement cette formation en tel autre – qui n’est proche de leur lieu de travail que dans l’abstraction d’une carte géographique. Si les différentes universités travaillent certes en collaboration avec des universités proches, françaises ou étrangères, et souvent très bien grâce à des accords ou à des cohabilitations, le fait d’imposer par force des cadres généraux ne peut qu’appauvrir le maillage national ou lui nuire. De même, si les différentes universités travaillent avec leurs partenaires régionaux, leur donner les moyens de cette collaboration est bénéfique, mais renforcer leur autonomie par une mesure générale qui ne tient aucunement compte des spécificités existantes et sans leur garder une identité nationale serait un risque sérieux pour la qualité des formations comme pour la recherche. Nous rappelons avec force l’importance, en termes de professionnalisme, de réputation et de garantie d’équité, des instances nationales dans lesquels tous les universitaires peuvent être appelés à siéger, Conseil National des Universités (essentiellement comme membres élus par la communauté universitaire), jurys des concours nationaux de recrutement, ou organismes d’évaluation des formations et de la recherche.

C’est pourquoi nous vous demandons quelles orientations politiques fortes vous comptez définir en matière d’enseignement supérieur et de recherche si vous êtes élu(e), ou appuyer dans le cas contraire, pour préserver sur l’ensemble du territoire :

  • une offre nationale en disciplines dites “rares”, dont les lettres classiques font partie, afin de maintenir, au sein des universités pluridisciplinaires, des Pôles littéraires forts ;
  • la possibilité pour le plus grand nombre d’étudiants de suivre, en complément de sa formation fondamentale, les enseignements de langues, littératures et civilisations anciennes qui lui sont nécessaires ;
  • un vivier de chercheurs et d’enseignants chercheurs en langues anciennes et en sciences de l’Antiquité.Nous voudrions, pour conclure, souligner la fulgurante actualité des textes antiques dans cette étrange campagne présidentielle : le 24 mars dernier à 10h, 5000 lecteurs à travers le monde ont lu en même temps un chant de l’Odyssée de leur choix en toutes les langues et en grec ancien, dans le cadre du festival latin-grec européen et à l’initiative de deux collègues lyonnais. En ce moment où il est tant question de « démocratie grecque » (et où le sens du terme « démocratie » est convoqué et interrogé par tant de discours), nous rappellerons qu’en grec ancien, le terme politeia désigne certes une constitution politique et ses institutions, mais également – et en même temps – les mœurs des citoyens, la philosophie grecque de l’histoire, suivie par les penseurs de la Renaissance italienne et des Lumières, montrant exactement comment et à quel moment les constitutions et les civilisations se perdent avec l’amenuisement, inévitablement humain, des vertus civiques : le courage et la modération de chacun, le désintéressement et le dévouement au collectif des dirigeants politiques (ou des États, à l’international) ; mais la dégénérescence peut être néanmoins retardée par la connaissance et la maîtrise temporaire du processus – celles-là même que l’étude des textes peut donner, s’ils les lisent, aux générations futures.

Pour l’APLAES
La présidente, Marie-Rose Guelfucci